Les mots

Passe-moi le sel

avril 2015

" Passe-moi le sel ", exemple typique d'une communication plate qui, en aucun cas, ne devrait engendrer un quelconque mécanisme de surenchère conflictuelle entre deux interlocuteurs. Et pourtant…

" Passe-moi le sel ", exemple typique d'une communication plate qui, en aucun cas, ne devrait engendrer un quelconque mécanisme de surenchère conflictuelle entre deux interlocuteurs. Et pourtant…

Loin de nous l'idée de contester la structure de l'art de la rhétorique d'Aristote qui propose à la postérité, et ce depuis l'antiquité, une grille de repérage des communications entre les êtres basée sur trois axes : logos, pathos, ethos. Nous n'avons entendu, depuis l'antiquité, aucune contestation de cette présentation mais de simples reformulations par certains sans référence hélas au Maître.
Néanmoins, si ce trièdre, simple au départ, est posé sur l'expression d'un communicant face au même trièdre superposé à un récepteur, il se crée alors un effet de miroir face à un autre miroir qui donne à celui qui y observe une vision vertigineuse de l'infini dont on ne peut démêler l'explication dans un temps limité, par des mots limités.
Justement " par des mots limités ". Si nous adhérons sans réserve, à la présentation d'Aristote, que pouvons-nous apporter de plus ? Peut-être une façon différente de présenter la relation que nous avons avec les mots, laquelle constitue l'une des causes de l'incommunicabilité entre les êtres, de leur maladresse et donc une des racines des conflits.
Une mécanique simple et compliquée à la fois. Simple si l'on décortique progressivement chacun des éléments qui la composent, mais compliquée car ces éléments agissent et interagissent dans un ordre qui nous semble inverse de celui qui vient à l'esprit spontanément - et donc d'une façon incontrôlée - et qui, d'une certaine manière, rappelle l'inextricable écho infini des relations entre les hommes (illustré plus haut par le jeu des miroirs). Essayons d'analyser cette mécanique simple et complexe à la fois.

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Et même sans mot : Pour commencer, une petite parenthèse dans cet article dédié à notre relation avec les mots en rapportant une anecdote où les mots, justement, ne sont pas intervenus en premier plan. Lors d'une grande foire, nous étions allés voir nos deux voisins de stand (deux garçons vendeurs de fenêtres), pour leur demander comment se passait leur salon et leur parler de médiation, stand que nous animions. Nous étions pavés de bonnes intentions et les mots employés étaient " passe-partout " du niveau de " passe-moi le sel " et n'aurait pas dû déclencher d'hostilité particulière. Nous avons cependant été accueillis avec la plus extrême agressivité : invectives, insultes, presque coups de poing. Entrainés à ce genre de situation en tant que médiateurs professionnels, nous n'avons pas surenchéri et avons commencé un entretien altéro-centré pour en savoir plus mais nous avons été interrompus par le gong du salon qui annonçait sa fermeture. Pas plus émus que cela par cet entretien néanmoins désagréable, il restait tout de même dans notre tête un point d'interrogation sur l'éventuelle maladresse que nous aurions pu commettre. C'est alors qu'en fin de deuxième journée, nous avons vu nos deux interlocuteurs partir main dans la main et s'embrassant. L'un de ces jeunes hommes aurait-il pu imaginer, sur le fondement de notre apparence (tenue vestimentaire originale, élégante, qui ne passe pas inaperçu) une tentative de séduction envers son équipier dont il était en train de conquérir les faveurs ? Peu importe, cette anecdote illustre que les raisonnements faits autour des mots peuvent pour beaucoup être appliqués à tout autre langage muet, la tenue vestimentaire, la façon dont on est rasé, notre parfum, nos façons de nous déplacer, les accessoires avec lesquels nous mettons en scène notre corps (lunettes, appareil auditif, canne, pipe, ceinture, bijoux…). Et, quand les mots et les non-mots sont congruents l'effet éventuellement perturbateur en est amplifié. Mais revenons aux mots proprement dit.

Simple d'abord, le mot mal placé, employé dans un contexte spécifique : " passe-moi le sel ", donc, est une expression simple et non agressive qui peut cependant se transformer en déclencheur de conflit selon le contexte. Par contexte, nous ne pensons pas au positionnement relatif des interlocuteurs " parent, adulte, enfant " qui peut avoir son intérêt mais assez lointain en matière de résolution de conflit. Nous pensons par exemple (toute ressemblance avec une situation réelle sera fortuite) à une femme qui, au restaurant avec une amie, purge devant elle l'émotion extrêmement douloureuse d'une relation amoureuse passionnée tout juste terminée, " ratée ", quand ladite " amie " lui lance " passe-moi le sel ". La femme en souffrance entend par cette réplique toute l'indifférence de son amie vis-à-vis de son malheur, en prend ombrage et envoie l'assiette de chili corne carne, pas assez salée, à la figure de son interlocutrice.

Un peu plus compliqué, le double sens : Il suffit d'errer dans le dictionnaire pour voir défiler les infinies variations de sens autour d'un même mot. Quelques exemples :
" La ferme : agricole, l'ordre de se taire, l'ordre de fermer la porte, la poutre supérieure d'une toiture ;
" Un acteur : celui qui agit ou celui qui joue un rôle ;
" Un consultant : peut désigner le mandant ou le sapiteur.

Encore un peu plus compliqué, l'holorime : au-delà de la double (voire plus) signification des mots qui peut aiguiller le sens bien intentionné d'une phrase vers un sens pervers, il y a parfois, mais de façon plus subtile à repérer, des quasis holorimes, des mots qui se découpent à l'intérieur d'autres ou se chevauchent. Quelques exemples parmi mille sélectionnés dans le livre plein d'humour de Claude Gagnière " pour tout l'or des mots* ", (collection Bouquins aux éditions Robert Laffont) :

Qui avive la vie,
Qui, ah ! vive la vie !

Pas sage, le niais savait qu'Achard ne ment
Pas, ça je le niais avec acharnement (Alfonse Allais)

Ce cavalier qui n'arrive pas à dire à sa maitresse qu'il veut la quitter mais passe tout son temps à lui expliquer " qu'il tourne l'étalon " à moins que ce soit pour dire " qu'il tourne les talons "

Qui pariera sur ce que les interlocuteurs auront réellement voulu dire ou entendu ? Qui pariera sur une mécompréhension volontaire entre les interlocuteurs ? De fait, cette maladresse involontaire (pléonasme) sera potentiellement source de conflits entre deux personnes de parfaite de bonne foi.

Encore plus compliqué, le lapsus. Nous ne connaissons pas d'être humain exempt de paradoxe interne et dont la vie ne l'ait amené à un moment ou à un autre, à se déplacer de guingois dans des situations scabreuses qui l'ont façonné de façon singulière. Au cours de ce parcours (principalement enfance et adolescence, mais pas que…), nous donnons aux mots un sens afin de dire ou de ne pas dire, de refouler ce qui ne doit pas se dire ou qu'il nous est insupportable de dire. Ces sens refoulés se chargent d'énergie et bondissent dans la bouche de l'orateur à la moindre occasion tangentielle de son pour dévier le train de la phrase vers un autre sens que celui de sa destination initiale. La plupart du temps cela se termine par des rires. Néanmoins, si ces lapsus sont habituellement attribués au travail non rationnel de l'inconscient car non contrôlés (" lapsus révélateur " dit-on avec un humour et dérision), nous pensons pourtant qu'ils sont plutôt une sorte d'hyper rationalité de l'orateur qui prend, involontairement, des courts-circuits de langage pour faire jaillir au grand jour une ambivalence qu'il ne saurait exprimer autrement. Il y a des beaux lapsus dans la bouche d'hommes politiques qui ont fait date, autour du sexe notamment, sujet éminemment refoulé à propos duquel tout un chacun a du mal à se positionner, et dont internet se régale à faire le relais :

" En 1992 M. Bérégovoy annonce une " baise " de l'impôt
" En 1975, un lapsus fameux fut commis à l'Assemblée nationale française par le député Robert-André Vivien, s'adressant à ses collègues à propos d'une loi sur la pornographie et les invitant à " durcir leur sexe " alors qu'il voulait dire " durcir leur texte ".
" Le 26 septembre 2010, Rachida Dati prononce lors d'une émission de télévision le mot " fellation " en voulant parler "d'inflation "...

Comment la qualité relationnelle pourrait-elle ignorer ces énergies sous-jacentes des mots dont l'action échappe aux interlocuteurs en conflit ? On va y venir, patience.

Inversons : les mots ne sont pas choisis qu'en fonction des énergies contradictoires que nous leur affectons tout au long de notre parcours de vie, leur conférant ainsi des sens multiples. En effet, les mots s'invitent eux-mêmes en fonction de l'énergie que leurs impulsent nos refoulements. Cette énergie se libère aussitôt qu'un tiers utilise un mot qui réveille en nous des douleurs refoulées. Les mots sont alors agissants sur notre comportement. Dans une certaine mesure, ce n'est pas nous qui choisissons nos mots mais les mots qui nous choisissent et s'imposent à nous, à notre insu.

Le Docteur Elsa Cayat souligne bien (Le désir et la putain, Albin Michel page 137 et suivantes) à quel point " Les mots ont un pouvoir intrinsèque énorme, un pouvoir insoupçonné qui guide et oriente le sujet dans le réel à un point inimaginable, tant que ce pouvoir on l'a pas découvert en soi… L'être humain ne sait pas a priori le pouvoir qu'il prête aux mots…. Le pouvoir intrinsèque des mots n'agit sur le sujet que s'ils correspondent aux mots refoulés du sujet…. Ce pouvoir peut se désamorcer de la bombe dont il est porteur, à la condition d'être désactivé par l'ouïe, par l'écoute qui seule peut restituer au sujet le sens de fantasme qui insistait dans le poids de son son. "

Amusons nous un peu dans ce développement ardu avec l'exemple, cité par le Docteur Cayat, de ces hommes qui fréquentent régulièrement les prostituées (encore du sexe), ne parviennent pas à exprimer leur désir et chargent le multi-sens des mots de le dire, sans le dire, tout en le disant, en valorisant dans leurs discours l'aspect " mécanique " de l'amour autrement dit leur désir d'être les " mecs à nique " qu'ils ne sont pas…

C'est d'ailleurs, sur un autre plan, l'une des caractéristiques de la poésie que " de parler à notre insu une langue étrangère en notre propre pays (Paul Valéry) " et de solliciter intuitivement des décharges émotionnelles chez un lecteur en faisant s'entrechoquer des mots qui alors se cassent les uns les autres brisant la coquille de leur sens premier pour libérer toute l'énergie de leurs multiples sens refoulés, évocateurs d'un ailleurs émotionnel. Un exemple :
" Il fait beau (banal), " Ton visage " (descriptif, ne produit aucune émotion)
" il fait beau sur ton visage " (une étincelle poétique est créée et une énergie émotionnelle réveillée).

Que faire, alors ? Nous émettons et recevons les mots au travers de notre intelligence, de nos émotions et de notre sensualité mais nous ne maitrisons pas leurs échos au travers des infinis effets de miroirs intérieurs et extérieurs qui peuvent les propulser dans une diffraction infinie divergeant vers une escalade énergétique cause de conflits ouverts. On est toujours à la merci d'un " mot de travers " qui ne passe pas dans le gosier serré de nos émotions. La maladresse est dans les mots et nous sommes donc toujours en risque de prononcer " un mot de trop " à notre insu. C'est une maladresse, l'allumette des conflits.
Est-ce à dire qu'il faut se taire ? Il n'est pas impossible que ce que l'on appelle " les taiseux " soient des blessés du langage, il n'est pas impossible que toutes les défenses que nous avons construites autour de nous soient la résultante de tous les " micros conflits " qui ont émaillé notre parcours. Mais il est impossible de ne pas parler, de ne pas communiquer. Une force irrésistible pousse les hommes à se rencontrer et à parler entre eux, même si ça se passe mal quelquefois, mais la force de la vie (appelons cela comme cela) nous pousse à exister et aucun homme n'existe seul, nous existons dans la relation à l'autre.

Voilà, on ne peut pas vivre sans communiquer et on ne peut pas communiquer sans être pris à tout moment en flagrant délit de maladresse, d'ignorance. C'est la condition humaine. Faut-il s'y résigner ? Oui et non. Oui, car il y a un écart incompressible entre les hommes dont les mots sont à la fois la cause mais finalement le révélateur. On peut néanmoins chercher à améliorer la situation et arriver à un certain confort, à une certaine " qualité relationnelle " entre les personnes il y a, fort heureusement, autour de nous plus de personnes qui " s'entendent bien " que l'inverse, c'est donc faisable. Et l'universelle bonne volonté qui baigne l'humanité est un inépuisable réservoir d'énergie dans lequel puiser les ressources pour positionner les relations entre les hommes dans une relative harmonie. C'est le challenge du médiateur.

***

Et la médiation alors ?


Si vous en êtes arrivé là, merci de votre patience. Vous vous demandez probablement en quoi ce long développement peut servir dans la compréhension de la création des conflits et de leurs résolutions. Que font le médiateur et la médiation là-dedans ?

L'allumette : Nous l'avons déjà un peu vu tout de même, les mots qui résonnent en nous et en nos interlocuteurs presque à l'infini en raison de l'énergie intrinsèque consciente ou inconsciente dont ils sont chargés, nous exposent en permanence à la fragilité d'être manipulé par nos propre conflits, intérieurs et avec les autres. Le mot mal perçu, mal interprété, mal reçu ou encore mal choisi, est l'allumette, la torche (selon) qui allume le feu de la surenchère et du conflit bloqué.

Le médiateur : si le médiateur ne peut pas vraiment faire l'économie d'un approfondissement de la (sa) relation avec les mots, ce n'est pas un guérisseur des douleurs enfantines, ni un spécialiste des thérapies psychologiques de toute la misérable incommunicabilité humaine. C'est un spécialiste du règlement des conflits.

A l'observation et l'expérimentation, il a constaté que la résolution des conflits faisait passer les parties par des étapes qu'il a conceptualisées en processus. Pas un process industriel, pas une recette de cuisine, mais une maturation progressive sur un chemin à peu près toujours identique dans lequel le médiateur peut guider les parties. Il va s'agir d'éteindre le feu. Sans entrer dans un détail qui dévoilerait tout le secret du savoir faire du médiateur, le cœur du processus se trouve dans une relation altéro-centrée.

Tout en entrant dans la logique de son interlocuteur, le médiateur reformule à sa place ce qu'il vient de dire et la plupart du temps, il est amené à inverser l'ordre de la phrase :

" Eric en pleur : salop, je ne veux plus le voir, je ne peux plus écrire, David a volé mon beau porte plume.
" Le médiateur : Tu avais un beau porte plume, tu ne le trouves plus, tu ne peux plus écrire et tu en es contrarié. Qu'est-ce qui te fait dire que David l'aurait volé ? Lui en as-tu parlé ?
" Eric : euh, non !
" La médiateur : on pourrait peut-être commencer par là qu'en penses-tu ?
" Eric : euh, non je ne veux pas avoir à faire à lui, il a volé mon porte-plume.
" Le médiateur : et si ce n'était pas lui ? Ça pourrait le blesser d'être accusé. Tu te rends compte de ça ? Je ne dis pas que ce n'est pas lui, mais…
" Eric : Ben, oui…
" Le médiateur : et si je suis là, tu veux bien parler avec lui ?
" Eric : OK.

Au lieu de commencer par dire :
" l'émotion par des pleurs,
" puis des insultes,
" puis le blocage de la communication
" puis la situation actuelle dans les empêchements qu'elle représente
" à la suite d'une accusation non prouvée du vol d'un porte plume,

le médiateur, tout en restant dans la logique d'Eric, reformule en partant :
" des faits (tu avais un porte-plume, tu ne le trouves plus)
" des conséquences (tu ne peux plus écrire)
" d'un ressenti qui est alors accroché à une réalité et non chargé de l'énergie fantasmatique mis dans les mots comme " salop " ou " vol ", même si là nous ne voyons pas de double sens refoulé (encore que nous n'en savons rien).

Mais justement, le médiateur n'entre pas dans la recherche ou l'analyse du sens " caché " des mots, mais sa reformulation systématique des dires de son interlocuteur sous la forme " Fait, conséquence, ressenti " va agir comme un coup de faux qui coupe en aveugle sous la croute du sens premier des mots, leurs liens privilégiés avec le monde fantasmatique de leur auteur qui le maintiennent dans une aliénation vis-à-vis de ses émotions. Les mots prennent alors leur place " naturelle " dans le discours qui s'apaise. Eric ne peut plus prononcer les mots de " salop " ou de " vol " qui cognent fort dans sa tête et l'empêchent d'analyser la situation.

Après avoir fait baisser les énergies émotionnelles, le médiateur aborde de façon séparée l'accusation de vol. Et, là aussi, cherche comment lier ce vol à la réalité. Le conditionnel est de rigueur tant que le fait n'est pas prouvé. Et, donc, " où sont les preuves ? ". Cette question aussi devrait calmer les ardeurs d'Eric qui doit se confronter avec la réalité.

Sans prononcer le mot de " maladresse ", le médiateur évoque la blessure que pourrait représenter une accusation à tort (sans preuve) pour le camarade David. Eric entend avec difficulté l'enjeu et accepte ensuite de discuter.

Par ailleurs, et c'est surtout là l'objectif du médiateur, après avoir posé les mots dans un ordre apaisant car basé sur les faits, normalement, Eric devrait être capable d'entendre sans bondir qu'il faudrait peut-être demander son avis à David et donc envisager " une inimaginable discussion " avec lui. Il sera probablement prudent d'avoir avec David le même genre d'entretien préliminaire pour déminer de son côté les éventuels obstacles émotionnels à cet entretien.

Enfin, il serait déraisonnable de laisser les deux enfants l'un face à l'autre seuls. Mais, avec la confiance établie avec le médiateur, l'enfant accepte de parler avec l'autre en présence d'un tiers médiateur qui, jusque-là, sera la garantie non conceptualisée d'une qualité relationnelle entre les deux enfants. Les critères de cette qualité relationnelle pourront venir où non suivant le temps, les circonstances et l'enjeu… dans la bouche des enfants mais ce n'est pas le propos de cette note.

Sur ce micro exemple, on décortique comment la pratique du médiateur shunte celle de praticiens psychologiques notamment. En effet, le médiateur n'est pas un thérapeute et les parties, une fois le conflit résolu, repartiront probablement avec leur traumatisme d'enfant s'ils en avaient un. Mais ce dernier ne sera plus opérant dans le cadre du conflit. De plus, il s'est agi dans notre propos d'inventer un micro-cas pour illustrer comment la relation avec les mots, que nous avons développée en première partie, intervenait dans le déclenchement et le maintien d'un conflit et comment la pratique de la médiation pouvait intervenir sans entrer dans l'intimité psychique des personnes. Dans la réalité, les entretiens ne sont pas aussi " scolaires " et peuvent durer des heures pour arriver à un niveau " normal " d'énergie émotionnelle et pour prendre conscience des maladresses. Mais qu'est-ce qu'une heure ou deux pour résoudre parfois des conflits qui durent depuis des dizaines d'années ?...

Nous avons vu que la maladresse était le lot inévitable de notre condition humaine, certes. Et que les mots pouvaient nous échapper car chargés d'un pouvoir inouï, sauf à ce que nous en prenions conscience, en les prononçant notamment. Nous ne savons pas si le rôle du médiateur est d'entrer dans ce processus thérapeutique de désamorçage émotionnel des mots par l'écoute. Il doit le faire à son insu, lui aussi, ne serait-ce qu'en écoutant les parties lui parler. Mais il est clair que ce n'est pas son but premier, ni son métier. En revanche, l'une des étapes des entretiens de maturation dont nous venons de parler est d'arriver à faire prendre conscience à l'interlocuteur en conflit de sa maladresse dans l'affaire qu'il traverse et, en miroir, de la maladresse de son contradicteur. La mise en conscience de quelques faux pas dans le choix et l'utilisation des mots sera suffisante pour les alerter et pour désamorcer de façon générique (même si on ne les a pas traités un par un) le pouvoir émotionnel aliénant des mots des parties en conflit. C'est une vraie révolution relationnelle pour eux et l'énergie mise dans le conflit baisse alors drastiquement.

Une autre pratique, qui n'est pas vraiment abordée dans la littérature sur la médiation, consiste en la technique du tâtonnement. On essaie plusieurs mots jusqu'à sentir qu'on a trouvé de façon pragmatique, par tâtonnement et ajustement progressif, celui qui convient le mieux à notre interlocuteur et qui ne réveillera pas chez lui, trop d'une énergie qui alimenterait le brasier du conflit. Là aussi, il s'agit de naviguer en aveugle sous le sens affiché des mots pour soit trouver celui dont la décharge émotionnelle est " raisonnable " soit déraciner, sectionner, cette liaison électrique avec le réservoir énergétique de l'émotion (mais attention aux " châtaignes " si on ne met pas les doigts où il faut). Il s'agit là encore d'un positionnement technique, systématique, professionnel et un savoir-faire du médiateur qui s'apprend et s'entraine.

On commence à comprendre - peut-être - comment les mots peuvent être porteurs de maladresses et déclencher un conflit. Mais, bien entendu, leur rôle ne se limite pas à l'origine du conflit, ils restent actifs tout au long de la résolution du conflit et il sera du ressort du médiateur de détecter ceux qui entretiennent le foyer de la discorde et fonctionnent comme un ré-enclencheur de conflit tout au long de la médiation. Il s'agit d'en être alerté, il s'agit d'y être formé, mais il s'agit aussi du savoir faire personnel du médiateur qui, selon le cas et le domaine d'intervention, sera plus ou moins adroit pour les détecter et les remettre à leur juste place.

***

Dans cet article, nous avons fait la part belle aux mots. Normal puisque c'était notre propos. Et pourrait vous paraître rétrospectivement inappropriée notre introduction par " des mots limités " alors que nous avons glosé sur leur pouvoir conscient et inconscient pendant 7 pages. Pourtant, nous persistons, les mots disent ce que nous voulons dire, disent à notre insu ce que nous ne pouvons pas dire, ils nous forcent à agir contre notre gré de façon inimaginable et, même quand on ne les prononce pas, notre apparence physique parle à leur place. Mais ils restent limités malgré tout, à la frontière de l'indicible, qui est, mais n'a pas sa place dans un article sur la médiation professionnelle, hélas !
Comme énoncé en introduction, l'incommunicabilité entre les êtres n'est pas la seule entrée pour expliquer les conflits. Nous espérons néanmoins que l'exploration qui vient d'être faite aidera à la compréhension des relations conflictuelles et à l'amélioration de la qualité de la médiation.
Vous l'aurez compris au travers de cet article, en tant qu'écrivain et poète, nous aimons passionnément les mots et entretenons avec eux une relation " amoureuse ", de préférence avec " les bons maux ". Merci de nous faire savoir ce que vous en pensez.